« Toute la journée, le soleil d'été dardait ses rayons brûlants sur cet enfer d'un mile carré. Il n'épargnait pas non plus les dizaines de bovins entassés dans des enclos, sur des sols en planche d'où émanaient des miasmes putrides, ni les voies ferrées chauffées à blanc et noires de scories, ni les immenses bâtiments crasseux des conserveries dont les couloirs labyrinthiques empêchaient le moindre souffle d'air de pénétrer. Les exhalaisons méphitiques ne provenaient pas seulement des ruisseaux de sang chaud, des amoncellements de viande suintante, des cuves de graisse, des marmites de savon, des fabriques de colle et des citernes d'engrais. Il y avait aussi des tonnes de détritus qui fermentaient au soleil, le linge graisseux des ouvriers qui séchait au-dehors, les réfectoires jonchés de nourriture et noirs de mouches, les latrines transformées en égouts à ciel ouvert. »
Upton Sinclair, La jungle, 1905.
Lundi 07 juin 2021,
Ma lettre d’aujourd’hui débute avec un simple questionnement : lorsque les exploitations agricoles commencent à produire de l’énergie, peuvent-elles encore produire de la nourriture ?
L'industrie agroalimentaire connait une nouvelle "révolution technologique" depuis quelques années : la méthanisation. Cette dernière repose sur la mise en valeur des déchets organiques et vise un double objectif : produire de l’énergie et enrichir les sols.
Par un processus complexe consistant à transformer ces matières organiques sous l’action de bactéries dans un milieu anaérobie, l’exploitation agricole produit du méthane et un engrais (la dégradation est incomplète et on récupère le fameux "digestat " issu des restes des matières organiques).
Cette nouvelle lubie repose sur une véritable usine de biochimie et l’installation agricole qui en découle n’a rien de bucolique : elle nécessite des cuves, des pompes, du chauffage, des capteurs, de l’informatique et une station de production d’électricité en cogénération pour valoriser le gaz.
Mais, bien évidemment, lorsque l'humain se prête à transformer des matières organiques déjà issues du traitement biochimique d'appareil digestif animal complexe, cela ne se passe pas nécessairement comme prévu...
Du côté céleste, les émissions de méthane constituent un aspect important au regard des enjeux climatiques, le méthane ayant un potentiel de réchauffement 25 fois plus puissant que celui du dioxyde de carbone.
La production de méthane d'origine digestive chez les ruminants avait déjà un impact significatif sur le réchauffement climatique (tant et si bien que certains additifs alimentaires ont été conçus pour tenter de diminuer cette production), la méthanisation humaine vient renforcer les émissions de gaz à effet de serre (méthane et protoxyde d'azote).
Du côté terrestre, le "digestat" recèle quant à lui de nombreuses bactéries résistantes, métaux lourds et autres résidus nocifs qui, après épandage, finissent par s’infiltrer dans les sols et dans les nappes phréatiques.
Voilà pour le point technique.
Du point de vue de la réflexion paysanne, cette production d’énergie va à l’encontre de la logique. En effet, la rentabilité économique des installations de méthanisation nécessite l’ajout de substrats complémentaires présentant des potentiels méthanogènes plus élevés et permettant de diminuer significativement le ratio coût de mise en œuvre/production énergétique associée.
Le méthaniseur (digesteur) se nourrit ainsi de plusieurs tonnes de substrat par jour. Ce substrat se compose en partie des déjections animales mais également de cultures intermédiaires (sans parler des déchets de l’agro-alimentaire, des déchets verts et des boues de station d’épuration).
L’avoine, l’orge et les autres céréales ne sont plus cultivées pour nourrir mais pour produire de l’énergie !
Pour faire écho au questionnement d’Alf Hornborg dans son chapitre "L’écologie politique de l’utopisme technologique" et pour tenter d’éviter les dérives technologiques délirantes, il s’agirait dorénavant de mettre au centre des réflexions agraires l’importance de la thermodynamique pour l’économie.
« (…) les produits ayant le plus de valeur et les déchets, pris ensemble, présentent d’avantage d’entropie que la totalité des matériaux, pourtant de moindre valeur, utilisés pour leur fabrication. C’est l’argument le plus important qu’ait apporté Georgescu-Roegen mais ni lui, ni aucun autre économiste ou physicien, n’en a à ma connaissance tiré la conclusion logique que l’échange des produits finis industriels contre de l’énergie ou des matières premières récompensera toujours la dissipation de ces ressources en fournissant toujours d’avantage de ressources à dissiper ».
Alf Hornborg, La magie planétaire. Technologies d’appropriation de la Rome Antique à Wall Street, p201-202
En 1905, Upton Sinclair publiait La jungle, roman-documentaire tonitruant qui révélait les décrépitudes de l’hyper-industrialisation du marché de la viande à Chicago. L’auteur fut menacé de mort par les cartels de la viande mais son œuvre fut portée par un mécontentement populaire qui conduisit à une série de réformes législatives visant une refonte de l’industrie agroalimentaire.
Un siècle plus tard, la démesure technicisée du traitement des déchets organiques produits par les exploitations agricoles nous invite encore une fois à imaginer les choses de manière plus simple.
Le dialogue est ouvert.
À bientôt.
PS : Je tenais à remercier Matthieu S. pour le titre de cette lettre. Tout en commentant joyeusement ma précédente lettre (Des jeux de la chimie et du hasard), un de ses jeux de mots m’a inspiré l’idée de celle-ci.
Pistes de lectures :
Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences, 2021.
Inés Léraud et Pierre Van Hove, Algues vertes. L’histoire interdite, Éditions Delcourt, 2019.
Upton Sinclair, La jungle, 1905.
Tristan Egolf, Le seigneur des porcheries. Le temps venu de tuer le veau gras et d'armer les justes, 1998.
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