"Quand nous évoquons Duke Ellington, Charlie Parker, Louis Armstrong, Bix Beiderbecke et King Oliver, nous pensons à un certain génie musical, à une créativité sans limites, à des artistes scéniques désireux de faire aimer le jazz au public. Ainsi sommes-nous venus à considérer que, dans un monde qui apprécie les talents musicaux hors du commun, ces hommes et d’autres avec eux, ont acquis la célébrité grâce à leur mérite et leur apport novateur. Or, cette hypothèse pourtant bien naturelle ne correspond aucunement avec la réalité. En effet, dans leur cas, la réussite individuelle a peu à faire avec le talent inné, l’habileté technique ou même la volonté de réussir. Elle a tout à voir avec le fait qu’une grande valeur a été attribuée à la musique qu’ils jouaient par certains admirateurs crapuleux qui étaient prêts à payer grassement pour l’entendre et qui ont déterminé économiquement sa sphère d’influence."
Ronald L. Morris, Le jazz et les gangsters. 1980
Lundi 14 juin 2021,
L’histoire de la musique peut être comprise comme un moment de l’histoire sociale dans la mesure où les changements musicaux reflètent les changements de la société. Dans une perspective inverse, la tentative de comprendre comment la société est en mesure d’influencer et de façonner la musique nous permet de décrypter la naissance des musiques populaires.
En se focalisant sur l’histoire de la musique aux États Unis, nous pouvons constater que l’abolition de l’esclavage en 1865 va permettre l’émergence du blues comme forme musical. Les esclaves qui ne pouvaient auparavant chanter collectivement qu’aux champs et à l’église vont pouvoir développer progressivement un rapport individualisé à la musique. De la même manière, la vague migratoire de la fin du XIXème siècle, qui va conduire des millions d’Européens de l’Est et des Noirs du Sud à se retrouver dans des métropoles en pleine mutation, va donner naissance au jazz.
Pur produit de la métropole urbaine mais fortement influencée par ma pratique du scoutisme, mon éducation musicale fut transformée par l’écoute de quelques albums hip-hop de la fin des années 80 et du début des années 90. L’un en particulier va servir de point d’articulation à ma lettre d’aujourd’hui : Fear of a Black Planet.
Cet album des membres de Public Enemy va dynamiter les codes musicaux et le Bomb Squad (collectif de production sonore new yorkais), par un usage méticuleux des samples, va forger le son parfait pour accompagner une rage révolutionnaire sans concessions. Rage qui résonnera dans ma chambre de jeune adolescent et influencera fortement mes pratiques et mon parcours de vie.
Rétrospectivement, en me penchant sur les samples utilisés, j’ai pu constater que cet album (ainsi que nombreux autres albums de hip-hop) propose et permet une relecture de la musique afro-américaine des années 60 aux années 80. Les veillées autour du feu m’avaient donné le goût du chant, l’occasion de découvrir le chant choral et le plaisir des harmonies vocales. La collection de vinyls de mes parents m’avait quant à elle permis d’élargir ma culture musicale. Ma plongée dans la golden era du hip-hop va me permettre de m’immerger progressivement dans la musique afro-américaine.
"Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu’ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l’existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette".
James Baldwin, La prochaine fois, le feu, 1963.
Parallèlement à ces découvertes sonores, la lecture de Racines me conduit progressivement à l’exploration de la littérature afro-américaine. Son auteur, Alex Haley, n’étant autre que le coauteur de la biographie de Malcolm X, cet ouvrage fut ma porte d’entrée dans l’histoire socio-politique tumultueuse des États-Unis.
Après ces digressions sonores, je m’interroge.
Si par le passé les activités agraires étaient accompagnées par les chants, que reste-t-il de la pratique du chant dans les communautés agricoles contemporaines ? Le basculement technologique de l'agriculture a t-il fait disparaitre ces pratiques en individualisant un travail autrefois collectif ?
"(…) c’est à la lumière de la lune que les travailleurs se détendaient ensemble après la journée passée dans les champs. Ils reprenaient alors leurs pratiques vocales en groupe, reproduisant souvent les mêmes formes de chant choral entonnées pendant les activités agricoles".
Flavia Gervasi, Pratiques vocales et expérience esthétique des chanteurs paysans de Martano, en Italie du Sud, Cahiers d’ethnomusicologie, 2015.
En attendant de répondre à cette question (et en attendant la prochaine récolte), je vous invite à prendre le temps de chanter de temps à autre autour d’un feu sous les étoiles.
Pour ma part, c'est essentiel et je remercie Aurore, Matthieu (dit Guanaco), Anna, Emmy, Liza, Marie et Clélia de m'avoir accompagné joyeusement lors de la dernière veillée !
À la semaine prochaine.
Pistes de lectures et d'écoutes:
Face A :
· Alan Lomax, Blues in the Mississippi night. Le soir où Big Bill Broonzy, Sonny Boy Williamson et Memphis Slim ont répondu à la question : « D’où vient le blues ? », Les éditions du bout de la ville, 2020.
· Angela Davis, Blues et féminisme noir. Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, Libertalia, 1998.
· William Ferris, Les voix du Mississippi, Éditions Papa Guédé, (2009) 2013.
· Jeff Chang, Can’t stop, won’t stop. Une histoire de la génération hip-hop, Allia, 2005.
· S. H. Fernando JR, The New Beat. Musique, culture et attitudes du hip-hop, L’éclat, (1994) 2008.
· Le Roi Jones, Le peuple du Blues, 1963.
· Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz, Black Power, 1971.
· Peter Guralnick, Sweet Soul Music. Rhythm and blues et rêve sudiste de liberté, Allia, 2003.
· Collectif, Trap. Rap, drogue, argent, survie, Audimat éditions et éditions Divergences, 2021.
· Ronald L.Morris, Le jazz et les gangsters. 1880-1940, Abbeville Press, (1980) 1997.
· James Baldwin, La prochaine fois, le feu, 1963.
· Malcolm X et Alex Haley, L’autobiographie de Malcolm X, 1965.
Face B :
· Public Enemy, It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, Def Jam (Columbia), 1988.
· Funkadelic, Free your mind…and your ass will follow, Westbound Records, 1970.
· Marvin Gaye, What's Going On, Tamla (Motown), 1971.
· Sly and the family Stone, There's a Riot Goin' On, Epic Records, 1971.
· Baby Huey, The Baby Huey Story: The Living Legend, Curtom, 1971.
· The Chi-Lites, (For God's Sake) Give More Power to the People, Brunswick, 1971.
· Shuggie Otis, Freedom Flight, Epic, 1971.
· The O’Jays, Back Stabbers, Philadelphia international (Epic), 1972.
· Willie Hutch, The Mack (soundtrack), Motown, 1973.
· Donald Byrd, Black Byrd, Blue Note, 1973.
· The Meters, Rejuvenation, Reprise, 1974.
· EPMD, Unfinished Business, Fresh Records (EMI), 1989.
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