top of page
Search
racines

Entre les lignes

Updated: Jun 28, 2021



« Pour la science, les faits correspondent à ce que nous appelons les "données". Mais le monde ne fait pas don de lui-même à la science comme s’il y était obligé par une forme d’engagement. Ce qui est "donné", dans la science, c’est précisément ce qui est sorti de la circulation pour devenir une sorte de résidu, débarrassé du mouvement de la vie. C’est ce résidu – pressé, trié et purifié – qui est soumis à un processus d’analyse, dont les résultats finaux apparaissent sur une page écrite sous la forme de mots, de figures et de diagrammes. La connaissance se crée ainsi sous la forme d’une couverture, à l’extérieur de l’être. Après avoir plongé le monde dans le silence, nous puisons nos connaissances dans le silence du livre. Le concept même d’homme, dans sa forme moderne, exprime le dilemme d’une créature qui ne peut connaitre le monde dont elle fait partie qu’en le quittant. Pourtant, nous habitons le monde en nous déplaçant à travers lui et non en parcourant sa surface extérieure. Dans cette expérience, notre connaissance ne résulte pas d’une accumulation extérieure ; elle se développe et se déploie de l’intérieur même de notre être terrestre. Nous nous développons dans le monde de la même manière que le monde se développe en nous. Il est possible que cette connaissance à l’intérieur de l’être soit au cœur de la sensibilité que nous avons tendance à appeler "religieuse". »


Tim Ingold, Marcher avec les dragons. Une excursion anthropologique du côté sauvage, 2013.



Lundi 28 juin 2021,


La parole mythique ne vise pas la production d’un énoncé mais vise à produire un effet : la mise en place d’un monde.

La parole mythique suit des règles précises d’énonciation. On ne l’énonce pas n’importe quand ni n’importe comment.

La manière de dire un mythe contient l’essence de ce qui le connecte au lieu d’où il provient. Malheureusement, lors de la retranscription d’un mythe, la perte des sons et du rythme sont inéluctables. Le mythe sort alors de son espace de circulation originel.


Lorsque je lis la description de Tim Ingold de l’évolution survenue dans les communautés monastiques au XIIIème siècle, où la division de la ligne du texte en mots segmentés est venue peu à peu effacer "la voix des pages", qui était une manière de lire à haute voix qui permettait de cheminer à travers les textes et d’en tirer des enseignements, je ne peux m’empêcher de questionner mon rapport à la lecture et par extension mon rapport à l’écriture.

Seul derrière les pages d’un livre ou seul derrière mon écran (car je n’écris quasiment plus sur du papier), je continue heureusement d’entendre des voix qui m’enchantent, comme si, finalement, l’oralité m’apparaissait comme quelque chose de plus évident pour percevoir des sensations et ressentir des émotions.


En revenant aux mythes, en voulant les interpréter, en leur conférant une signification qui leur est extérieure, on transforme également notre rapport envers eux. On en dilue la substance.

Pendant les quelques numéros d’existence d’un fanzine diffusé gratuitement dans les rues de Lille et collé quelque fois sur les murs de la métropole (Le Petit Illustré), j’ai tenu une rubrique mythologique dans laquelle je m’efforçais de retranscrire des mythes d’origine diverses tout en laissant quelques pistes de lecture pour ne pas perdre définitivement un lectorat déjà trop clairsemé. Je ne regrette pas ces tentatives naïves d’interprétations, car je les pensais comme des médiations entre des mondes, mais dorénavant je laisse agir les mythes par eux-mêmes !


"Après avoir dressé ce constat désabusé, qu’il me soit au moins permis, en manière de consolation, de caresser l’espoir que le lecteur, franchies les limites de l’agacement et de l’ennui, puisse être par le mouvement qui l’éloignera du livre, transporté vers la musique qui est dans les mythes, telle que leur texte entier l’a préservée avec, en plus de son harmonie et de son rythme, cette secrète signification que j’ai laborieusement tenté de conquérir non sans la priver d’une puissance et d’une majesté connaissables par la commotion qu’elle inflige à qui la surprend dans son premier état, tapie au fond d’une forêt d’images et de signes, et tout imbue encore des sortilèges grâce auxquels elle peut émouvoir, puisqu’ainsi, on ne la comprend pas".

Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, p40.



Pistes de lectures :


  • Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Zones Sensibles, 2013.

  • Claude Lévi-Strauss, Les mythologiques. (Le cru et le cuit ; Du miel aux cendre ; L’origine des manières de table ; L’homme nu), 1964-1971.

  • Denise Paulme, La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, 1976.

  • Robert Jaulin, La paix blanche. Introduction à l’ethnocide, 1970.

  • Arto Paasilinna, Le fils du dieu de l’orage, 1984.

  • Bernard Bertrand, Pour l’amour d’une ronce. Le compagnon végétal, vol 5, Éditions de Terran, 1997.


***Bonus par Pierre-Yves Jacopin et Horacio: fragment de récit mythique yucuna (Amazonie colombienne, province du Caqueta, bassin du Miritiparana).

Il s’agit de l’histoire de Kawairimi, le « héros culturel » yucuna (Kawáirimi yuku), version yucuna du récit du dénicheur d’oiseaux choisi par Lévi-Strauss pour ouvrir ses « Mythologiques » (Le cru et le cuit, 1964).


Deux frères vivent dans la même maloca (maison commune), apparemment en l’absence de leurs parents ; Kawairimi, l’aîné, emmène son frère cadet Mawochi « chasser les petits Aras » (c’est-à-dire les œufs de Ara sp., un grand perroquet), dans le but inavoué de l’abandonner au sommet de l’arbre où nichent ces oiseaux. Resté seul dans le nid de la famille Ara, Mawochi subsiste comme il peut avec eux ; mais, les petits ayant appris à voler, ils s’en vont, le laissant mourir de faim. Pourtant, une nuit, Mawochi entend Agouti qui vient manger des fruits tombés de l’arbre où il se meurt. Il l’appelle en lui demandant de le libérer ; ce qu’elle fait finalement — Agouti est de sexe féminin —, de plus ou moins bonne grâce…


1

Kaja ewaja Mawochí keño’tá rijumakani kamajitapani riká chu rakulatá a’waná wakúla’pa.

Mawochi se créa une [enveloppe de] fourmi [arboricole]. Il grignota les nœuds de l’arbre.

2

Mékaje wa’teja ri’majla.

Ainsi survit-il [sur celui-ci].

3

Ewá p’híyu’ke kaja iyujlú i’chala keño’ochaka kawakajo kaje ewichiya iyujlula keño’chá a’kajo.

C’était déjà un vieil arbre. Il était né d’un fruit tombé par terre. Et ses fruits maintenant tombaient aussi.

4

Phichí iwakaru keño’jé a’pakajo ra’piwá a’paká phichí iwakaru a’picha ra’chako. E riña’jé. Ra’chó lojloti : « hm, hm, hm ke ». Amíchari ruchira’kó ruperuné i’michari runapi. Rajaláicha ruká :

Aussi la chef Agouti (Dasyprocta punctata) de ce temps-là commençait-elle à trottiner vers son pied. Elle saisit un fruit et un autre tomba. Elle le saisit et un autre tomba de tout en haut… « Hm, hm, hm khe ! » soufflait Agouti. Alors Mawochi la remarqua avec sa hache sur l’épaule. Il lui cria :

5

– Chuchú, chuchú… Oo !

– « Vieille, vieille !

6

– Na wá’ri nojló ?

– Oh, qui m’appelle ? dit-elle.

7

– Nuká chuchú, rimichaje.

– Moi ! dit-il.

8

Rumicha rijló : « piká chi re’wé ki’chami júpimi ne’maká. »

– Ah c’est toi, celui dont on raconte qu’il a été abandonné par son frère aîné il y a longtemps.

9

– Nuká riki’chami júpimi. Nuká chuchú.

– Oui, il [mon frère aîné] m’a abandonné depuis longtemps. C’est moi vieille.

10

– Aa.

– Hein…

11

Piweí numu’jí. Jewichaja nutaka’ká. Piweikaloje numu’jí numá pijló chuchú.

– Aie pitié de moi, je suis presque mort [de faim]. S’il te plaît, aide-moi, vieille, je t’en supplie…

12

– Kapí, ke rumicha. Unká achiñá kalé nuká nuweí pimu’jí.

– Je ne sais. Je ne suis pas homme pour ressentir de la pitié ! répondit-elle.

13

– Unká, ke rimicha. Pamá piperuné pikapi piwakúla’pa.

– Non, regarde tu portes ta hache sur l’épaule !

14

– Unká nuperuné kalé riká. Nulekare riká.

– Non, ce n’est pas ma hache, c’est mon arme.

15

– Unká ñaké e’iyonaja unká paala. Nutaka’ká ñaké kaja. Pijo’tajika nuchaja wemí, nu’jnajé pijwa’té kamátajo. I’makale ta numá pijló palá.

– Non, ce n’est pas bien. Alors je vais mourir. Tu pourrais bien être gentille et couper mon arbre [pour me délivrer]. Si tu me creuses une sortie, en compensation je coucherai avec toi. Comme je te le dis.

16

– Ke jo’ó, iká pimaká keja, nojo’tajika riká.

– Bien ! Si tu le promets, je vais ouvrir ton arbre. »

17

E rojo’chiya riká richa : te, te, te, te.

Elle commença de l’entailler : Te… Te… Te… Te…

18

– A’a. Chuwa patá’kajla.

– « Ouais, maintenant essaie de passer ! »

19

Ramicha raphú.

Il regarda l’ouverture :

20

– Unká chuchú yewíchaja.

– « Non. Presque, vieille.

21

– Unká pipajlákaloje kalé nujwa’té, pe’wé ka ta ka’ri pi’maká ta la’rú aphú chojó ?

– Sale boulot. Qu’est-ce que tu me fais travailler. J’en ai marre. Ce n’est pas pour m’avoir [me faire travailler] que ton frère t’a jeté dans le trou des Aras ?

22

– Unká ñaké e’iyonaje pijo’ta nuchaya.

– Non c’est ainsi, ouvre encore ! » [silence]

23

E rojo’chiya richaya ta te, te, te, te, te.

Elle donna des coups et agrandit le trou : Te… Te… Te… Te…

24

– A’a chuwa.

– « Oui, maintenant. »

25

Riká penaje riño’chaka ta, phichí iwakaru machi’yaka riwajlé : matá, ke rumachi’yá riwajlé. E upejeno ritami :

Au même instant, il bondit [hors de l’arbre], mais [au même moment] d’un ultime coup, mata !, Agouti lui coupa [le bas de] l’épine dorsale. Il bondit [en s’exclamant] comme s’il mourrait :

26

– A ya ya ! E rimicha : Meke chapú wani pila’ká nuká chuchú !

– « Aïe ! dit-il. Tu m’as fait horriblement mal, vieille !

27

Unká nulake. Marí ke nulake kaje ta nakú numichajla a’charo pinakojé. Unká nulake. Eko nulawícho’o piká.

– Non, petit-fils. C’est ainsi petit-fils, cela peut arriver à tous tes [mauvais] descendants. Cependant, petit-fils, maintenant je vais aussi penser un remède [chamanique] pour toi. »

28

Ruká ño’ka wajleji nupana la’ká wajló aú, arepa’jó aú rumata’a riwajlé. Kaja rulawícho’cha riká. E rumicha :

Et elle nomma les douleurs de sciatique, celles [de la foudre] qui coupent l’épine dorsale. Elle le guérit [comme promis]. Elle dit :

29

– I’jná !

– « Allons-y ! »

30

E na’jichá.

Ils s’en allèrent.

31

– Marí nuñakaré, rumicha.

– « Voici ma maison, dit-elle.

32

– Unká nuricho richojé.

– Non, je n’arrive pas à entrer. »

33

E na’picha piño. Amíchari e. Rumicha :

Il chercha un peu plus loin. Il vit un autre [trou]. Il dit :

34

– Marí apú. Unká nuricho.

– « En voici un autre. Non, je n’entre pas [non plus]. »

35

E na’picha. Amíchari ku’mé ta’rako. Ilé chojé rimujlúki’cha.

Ils poursuivirent. Il remarqua un haut palmier de l’espèce kumare. Par là, il pénétra sous terre.

36

A’a, ke rimicha. Maare wakamata.

– « Oui, dit-elle, je couche ici. »

37

Rikamáchiyo rujepúna’pa. E ru’wá keño’óchiya rajmilo’kana E rawíyo’cha :

Il dormit avec elle, [mais se coucha] têtes contre pieds, corps opposés. [Pendant la nuit] elle commença à le faire pénétrer [en elle] en le prenant par [le trou des] fesses. Il cria :

38

– A ya chuchú ! Pi’wá ajmílo’o nuká.

– « Aie, vieille, ton cul m’avale ! »

39

Mijlo, mijlo, mijlo, ri’rúpachi chojé.

Mi’ilo, mi’ilo, mi’ilo : déjà ses genoux [étaient pris].

40

– Pamá pichoje ka nu’wá ajmílo’jika piká.

– « Attention, sinon mon cul va tout t’engloutir ! »

41

Jenaji ke ru’wá ajmílo’cha riká iwachaphila chojé. Ajñákaje i’majeja najme’chiya. E rimicha :

À minuit, son cul arrivait déjà au plexus. Il se débattait. Elle arrêta de le manger. [Ils se réveillèrent.] Il dit :

42

Chuchú. Chuwaka piji’chá nojló ilé numena nakiyá. Eko palá piphá nu’rí aló nakú.

– « Vieille, maintenant va chercher dans mon jardin [du manioc amer]… [Comporte-toi] comme il faut avec la mère de mon fils !

43

– Ñaké.

– Bien. »

44

E ru’jichá. Ruji’chá rumukuchilare. Lapiyami ru’jichá. Ruphicha. Rupiya riká penaje rukupicha kajiru : mejé mejé mejé.

Elle s’en alla, emportant son petit panier. Partie à l’aube, [le soleil n’était pas encore levé] lorsqu’elle arriva. La maîtresse [du jardin] n’était pas encore là. Alors elle se hâta d’arracher du manioc [amer] : « Viens… Viens… Viens ! »

45

Rukupichaka : ki’chá, ki’chá… ki’chá. Ejomi júpichami romi’chá rumeje waíchaka. Iká penaje ruicharo : wu wu wu.

Elle déracina [les tubercules] : jeté, jeté, jeté. Peu après, elle entendit arriver la maîtresse [du jardin]. Elle s’enfuit : wu… wu… wu…

46

Ke ke, rumichako. Ilé chíteta kupaka nu’rí jara’pakale michú menami. Kajmuni ri’maká, kajrú wani rijápaka nakú. Kamejeri wejáputenami ta kupá ta.

– « Ke, ke, s’exclama [la femme de Mawochi] ! Saloperie, elle est en train de ficher en l’air le jardin du père [décédé] de mon fils ! Quand il était vivant, il travaillait beaucoup. Qu’est-ce que ce gibier détestable de merde saccage ! »

47

E ruphicha. E rumicha :

Elle [Agouti] revint chez elle et dit :

48

Nulake, roki’chá nuká.

– « Petit-fils, elle [ta femme] m’a insultée.

49

Meke chi piphíchaka runaku ? E chi palá piphicha runaku ?

– Mais que s’est-il passé ? Comment es-tu allée la trouver ? [C’est-à-dire : lui as-tu parlé comme il faut ?]

50

Rupiya nuphicha.

– Je suis arrivée avant elle.

51

Meke palá piphá runaku numíchaka ? Unká ilé ke pikupakaloje runani ta ! Pamichakajla piño !

– Mais je t’avais dit de ne pas faire comme cela. Ne va pas comme cela saccager ses biens. Retourne la voir ! »

52

E ru’jichá. Ejéchami ruphicha runako ina’ukélojlo.

Elle s’en alla. Elle y retourna sous forme humaine et dit [à la femme de Mawochi] :

53

Nulakelo, ke rumicha. Nulake wakára’a nuká, kajiru ña’jé.

– « Petite-fille, dit-elle, mon petit-fils m’envoie vers toi pour ramener du manioc.

54

Ñakeka, rumicha.

– Bien, dit-elle. »

55

E rukuyu atacha rojló riká.

Et elle lui en déterra une montagne.

56

Ruku’thú ri’michá riká. Rumukuchilare ruchajochá riká rojló kajrú pu’té e. Rumicha :

Elle [Agouti] bourra son estomac comme un panier. Elle le remplit énormément. Elle dit :

57

Chuwa nu’jichá.

– « Bien, je m’en vais », dit-elle.

58

E ru’jichá, paru paru paru paru paru.

Elle partit : Paru… Paru… Paru… Paru… Paru…

59

Tejé iñe’pú chojé. Riwata piná ruká.

Elle tomba en chemin. [Elle ne parvenait plus à porter son abdomen.] Il [Mawochi] l’attendait [impatiemment].

60

Mékechaka ruká waicha ?

– « Mais qu’est-ce qu’elle fout ? »

61

A’icho ruwátakana nakú. Ri’jichá ropumí chojé. Amíchari rutami ta to’tako. Rimicha :

Il en avait assez d’attendre. Il partit sur ses traces. Il trouva son corps [allongé]. Il dit :

62

Chité ta ma’pami pi’jichá.

– « Saloperie, ça fait longtemps que tu es partie ! »

63

Riká penaje rero’chaka kajiru, ki’chá ki’chá runako. Pilá, pilá ropucha :

En même temps, il sortit le manioc [de son panier] : kitcha… kitcha…Pila… pila… Elle se releva [assise] :

64

Meke pili’chako ?

– « Que s’est-il passé ? [demanda-t-il]

65

Nulakelo chajochaka nojló.

– Ma petite-fille m’a bourrée !

66

Na pila’á chuchú ?

– Mais qu’est-ce que t’as fait, vieille ? ! »

67

Rimicha : Ñaké we’chú chaje majó.

– Il dit : « Bien, il se fait tard [jour]. Allons viens !

68

Yee ! Nulake. Palá chi ruli’chá nuká. Ruchajochaka kajiru nojló !

– Eh, petit-fils, [tu crois] qu’elle m’a bien traitée ? Elle m’a bourrée de manioc !

69

– Eko pila’á rinako palá. Pijo’taka nuchaja wemí.

– Fais-en bon usage ! Ce sera en échange de ton aide pour m’avoir fait sortir.

70

No’pichaka chuchu.

– Je m’en vais vieille. »

71

E ra’picha.

Il s’en alla.

34 views0 comments

Recent Posts

See All

Comments


bottom of page